Costume masculin de noble, début XIIème, est de la France - Les sources
Index des pages
4°/ Les sources.
Pour créer un peu plus qu'une inspiration historique de costume, j'ai commencé par rechercher d'autres sources pour chaque élément, l'objectif étant de voir si cette enluminure a des chances de représenter un costume réel et pas une simple licence artistique. Pour cela, j'ai utilise un stock de plus de 2100 enluminures, tirés des manuscrits XIIème siècle des bilibothèques françaises (municipales, BNF, St Genevieve et Mazarine), de la British Library, de la Bodelian Library et de bibliothèques suisses. Il manque pour l'instant des sources d'origine germanique, ce qui auraît été souhaitable compte tenu du contexte géographique du projet.
4.1°/ La tunique
C'est l'élément central du costume et il pose deux problèmes :
- les manches évasées pour les hommes,
- la présence d'une fente et de son emplacement.
Les bandes de décoration sont relativement classiques sur les costumes nobles, notamment au biceps et en bas de tunique. En revanche, la présente d'une bande ventrale est assez rare.
4.1.1°/ Les manches
Concernant le premier point, on remarque beaucoup de manches évasées sur les personnages de haut rang, qu'ils soient religieux ou non. Cependant, la présence de manches très ouvertes comme sur l'enluminure est extrêmement rare. J' ai comptabilisé seulement 5 manuscrits (dont le dijon ms 0168) où elles sont présentes, dont je donne les détails ci-dessous.
f. 13 | f. 13v | f. 13v | f. 56 | f. 128v |
Dijon, ms 0014, origine : abbaye de Citeaux, 1009-1111 |
f. 29 | f. 174 |
Dijon, ms 0173, origine : abbaye de Citeaux, 1009-1111 |
f. 74v |
Tours, ms 0924, origine : Tourraine, vers 1100 |
NB : Phormion est bien un personnage masculin dans la pièce de Terence, illustrée dans ce manuscrit.
f. 5 |
Lansdowne 383, origine : Angleterre, premier quart XIIème |
NB : on remarque que cette enluminure est fort ressemblante à celle de Citeaux, ce qui n'est guère surprenant compte tenu du nombre important de manuscrits qui ne sont que des copies.
On peut noter plusieurs choses à propos de ces enluminures :
- Elles sont majoritairement de l'abbaye de Citeaux, ce qui indiquerait un particularisme régional, tout au moins dans les choix de représentation des personnages.
- Si l'on compare la qualité générale des enluminures de cette abbaye par rapport aux manuscrits produits dans d'autres centres, il apparaît qu'elle est supérieure, tant au niveau de l'exécution que du souçi du détail. On peut donc s'attendre, hors licence artistique et colorisation, a une représentation peut être plus proche de la réalité. Bien entendu, c'est peut être totalement l'inverse !
- Les personnages représentés se répartissent principalement en deux catégories : des combattants et des musiciens. Dans le premier cas, ils luttent contre des zoomorphes, ou bien chassent au faucon. Dans le deuxième cas, ils accompagnent le roi David et peuvent sans doute être assimilés à des troubadours, donc nobles. Peut être faut-il voir un rapport entre les deux : par exemple la représentation naissante du chevalier idéal, le musicien/poête, combattant le mal. Cela dit, la présence de Phormio dans le lot, qui est assimilé à un parasite dans la pièce de Térence, vient perturber cette hypothèse. En tout cas, à part sur l'exemplaire avec un roi (David), ce type de tunique ne semble pas être associé à la couche la plus haute de la noblesse.
- Comme pour les robes de femmes à grandes manches, le point de départ de l'évasement est très variable. Il peut aussi bien partir du code que du milieu de l'avant bras, voir quasi au poignet.
Dans tous les cas, au moins une source archéologique atteste ce type de manche, quoique plus tard dans le moyen-âge. Reste surtout la question du patronage d'une telle manche.
4.1.2°/ Les fentes
Concernant la fente, deux options se présentent : devant/derrière ou bien sur les cotés. De part les perspectives complètement faussées de la plupart des enluminures, il est relativement dur de choisir entre ces deux solutions, notamment sur celle qui sert de base au projet. J'ai donc procédé comme avec les manches et fait une liste la plus exhaustive possible de fentes avérées sur des tuniques. J'ai enlevé de cette liste les tuniques de personnages à cheval, celles que l'on voit parfois dépasser sous les cotes de maille, ainsi que les cas équivoques où l'on ne sait pas si la tunique , relevée sur les cotés et coincée dans la ceinture, est fendue ou non. Comme pour les manches, les fentes sont rares. J' ai relevé environ 25 enluminures, réparties sur 13 manuscrits. En voici la plupart :
f. 13 | f. 44v | f. 64 | |
Dijon, ms 0014, origine : abbaye de Citeaux, 1009-1111 |
f. 64v | f. 122v | f. 128v | f. 165v | f. 173 | f. 191 |
Dijon, ms 0014, origine : abbaye de Citeaux, 1009-1111 |
Dijon, ms 0014, f. 41 |
Dijon, ms 0014, f. 99 |
Dijon, ms 0168, f. 4v |
Dijon, ms 0173, f. 7 |
BNF, latin 17210, f. 1v [espagne] |
BNF, latin 17786, f. 13 [picardie] |
BNF, n/a latin 214, f. 92 [limousin] |
St Genvieve ms 0009, f. 125v [Troyes] |
St Genvieve ms 0077, f. 151v [Picardie] |
Troyes ms 02391, f. 225v |
Valenciennes ms 0500, f. 57 |
Harley 2895, f. 9 [France] |
Lansdowne 383, f. 3 [Angleterre] |
Lansdowne 383, f. 4v [Angleterre] |
Lansdowne 383, f. 57 [Angleterre] |
On remarque que :
- certaines enluminures montre clairement une fente sur le devant et d'autres clairement sur les côtés.
- dans le premier cas, la fente de derrière n'est pas forcément visible. On peut donc se poser la question de son existence.
- la plus intéressante est sans doute BNF, Latin 17210, f. 1v, d'origine espagnole. On voit clairement une sous-couche blanche à la tunique, qui arrive en gros sous le genou et qui n'est pas fendue. C'est le seul cas où l'on voit quelque chose sous une tunique fendue autre que les chausses. Sur les enluminures où les manches sont larges, on remarque souvent une sous couche dont les manches sont serrées et plissées. Cette sous-couche est peut être une chemise ou bien une couche intermédiaire entre la chemise de corps et la tunique. Quoiqu'il en soit, on ne voit jamais dépasser cette couche à travers la fente de la tunique. Se pose donc la question de la forme de cette couche : s'arrêtant à la hanche ? au genou mais jamais représentée ?
- même si les fentes sont particulièrement représentées dans les manuscrits de Citeaux, la diversité géographique laisse penser une certaine omniprésence dans le quart nord-est de la France, mais rare. De plus, Lansdowne 383 est le seul manuscrit anglais présentant des fentes. Le style fendu est donc peut être quasi absent de l'ouest de la France et de l'Angleterre. Une étude des sources germanique pourrait renforcer ces hypothèses.
4.1.3°/ les bandes de décoration
La présence de bande de décorations se fait principalement autour du col, en bas de tunique, aux bout des manches, aux biceps, aux cuisses, verticale sur le torse voire jusqu'en bas et sur le ventre.Selon les enluminures ou les statues, on distingue nettement si la décoration est brodée ou bien en galon. Les deux se font. Dans certains cas, on peut même distinguer l'emplacement des pierres dans la broderie.
Dans le cas de l'enluminure de référence, on ne peut pas se prononcer. En revanche, deux questions se posent : pourquoi le bout des manches n'est pas décoré et pourquoi la bande ventrale est aussi large et en triangle ?
La réponse à la première question n'est pas triviale. En effet, sur bon nombre d'enluminures et de statues représentant des femmes avec de grandes manches, on voit très souvent des décorations en galon ou brodées sur le bord des manches. Si l'on se réfère aux images ci-dessus, les contre-parties masculines ne sont jamais décorées. Tout au plus, elles sont doublées et retournées. L'origine de cette différence vient sans doute de l'aspect très particulier de la manche au niveau du poignet : des "coins" pendouillent de chaque côté du bras. Une interprétation possible [NDLR : que m'a soufflée Gaëlle de la joyeuse aiguille ... merci ], est que la manche est en fait fendue à sur sa dernière partie. Après avoir fait quelques tests sur des chûtes de tissu, cette fente permet effectivement d'obtenir le même drapé que sur les enluminures. Cela n'empêche pas en soi la présence d'une décoration mais celle-ci rigidifierait sans doute le bord, empêchant le tombé particulier. De plus, la couture des extrémités de la bande, de chaque côté de la fente, ne serait sans doute pas très esthétique.
Pour la deuxième question, je n'ai pas vraiment de réponse. Les bandes ventrales sont très rares sur les hommes et de préférence sur les religieux. Il y a cependant des exemples mais encore une fois, souvent tirés de manuscrits de Citeaux (cf. images ci-dessus). La forme particulière, en triangle, de l'enluminure de référence est vraiment étrange et je ne l'ai retrouvée sur aucune autre, même sur les costumes féminins. Il peut donc s'agir simplement d'un effet de style. Quant à sa largeur, elle est moins étonnante. Certaines robes de femmes ont également des bandes ventrales larges. La présence de cette bande pourrait masquer une couture entre le haut et le bas de la robe féminine, ce qui expliquerait notamment les différences de plissage que l'on constate sur les statues et quelques rares enluminures. Serait-ce également le cas pour les hommes. La question est ouverte.
4.2°/ La ceinture
La ceinture constitue une énigme totale. Premièrement, très peu de ceintures, à part les baudriers, sont visibles sur les enluminures début XIIème. Qui plus est, à quelques rares exceptions, on ne voit jamais le noeud ou la boucle qui permet de nouer la ceinture. Deuxièmement, la forme de celle-ci est vraiment remarquable, rappelant les ceintures de force actuelles. Au final, j'ai pu dénombrer à peine une dizaine d'exemplaires de cette ceinture dont voici les plus remarquables.
Dijon, ms 0014, f. 44v |
Dijon, ms 0014, f. 128v |
Dijon, ms 0173, f. 66 |
BNF, Latin 16743, f. 8 |
St Quentin, ms 0001, f. 34 |
St Quentin, ms 0001, f. 36 |
Royal 1 C VIII, f. 92 |
J'ai mis l'enluminure anglaise malgré le fait que les ceintures ressemblent plus à une écharpe nouée autour de la taille. De même, celle de la BNF présente plutôt des ceintures sacerdotales. Pour les autre on remarque que le format est identique : élargissement à l'arrière et deux pendouillous se terminant par des glands/noeuds. On voit également que les personnages ne sont pas spécialement dans une situation nécessitant de la force.
Histoire de compléter le mystère, voici une dernière enluminure, représentant une femme
DIjon, ms 0002, f. 366v
Hormis l'absence de pendouillou, la ressemblance est frappante.
4.3°/ Les chaussures
C'est un des éléments du costume qui demande le moins de réflexion. Ce type de chaussures est extrêmement présent dès lors qu'un noble est représenté. Qui plus est, il correspond a des exemplaires retrouvés en fouille. Voici deux gros plans, tirés des enluminures de Citeaux:
On remarque que la chaussure est pointue et très ouverte sur le coup de pied. De plus, elle semble comporter une bande centrale, peut être brodée, ce qui se retrouve sur les exemplaires de fouille, bien que ce soit plutôt pour les chaussures féminines.
4.4°/ Conclusion
Comme on l'a vu, de nombreux éléments de l'enluminure de référence sont hors norme voire carrément mystérieux. La première question qui se pose est donc : est-ce un pur "délire" artistique ou bien la représentation d'une réalité historique ? Et dans le second cas, les différents éléments forment-ils un ensemble cohérent par rapport au type de personnage représenté ? Etant au raz des pâquerettes en histoire de l'art, je ne peux pas vraiment avoir une vision objective, si tant est que ce soit possible dans ce domaine. Cela dit, des raisons me poussent à voir dans cette enluminure une représentation assez fidèle d'un exemple, peut être rare, de costume nobiliaire.
En effet, les enlumineurs utilisent généralement les éléments de leur époque pour travailler. Les exceptions notables sont les manuscrits copiés siècles après siècles sans réel changement. Ainsi peut-on avoir un magnifique guerrier carolingien voire romain dans certains manuscrits XIème. Il y a aussi des éléments qui ont une très forte symbolique (par exemple pour marquer les rois, les juifs, les religieux, ...), et ne sont pas forcément associés au reste du costume dans la vie réelle. Or, les personnages représentés n'ont pas une symbolique commune clairement identifiable, ce qui laisse supposer une certaine cohérence dans le costume. Si de plus, on prend pour hypothèse que les enlumineurs ne font pas spécialement preuve de créativité en inventant des vêtements (même ceux qui sont symboliques), que les manuscrits précités ne sont pas des copies, alors il est parfaitement concevable que ce genre de costume soit totalement historique et surtout contemporain du manuscrits.
C'est également cette non-creativité patente qui me fait avancer un dernier argument, statistique : vu le nombre de caractères surprenants concentrés dans un seul costume, il est plus probable que ce soit une représentation exacte plutôt qu'imaginaire. Bien entendu, cet argument est discutable mais la règle de Saint Benoit (dont dépendait Citeaux) n'est pas réputée pour ses extravagances.